jeudi 8 juillet 2010

Les "enfances perdues" de l'Australie et de la Réunion, par Ivan Jablonka

Les "enfances perdues" de l'Australie et de la Réunion, par Ivan Jablonka

A l'occasion des 20 ans de la Convention internationale des droits de l'enfant, Le Monde.fr publie deux points de vue.

Le premier ministre australien, Kevin Rudd, vient de présenter les "excuses de la nation" aux enfants d'origine britannique placés dans les orphelinats et foyers d'Australie entre 1930 et 1970, où ils ont subi toutes sortes d'abus et de violences. Il a exprimé ses regrets pour "cette tragédie, cette tragédie absolue, des enfances perdues".

La France a connu, dans son histoire récente, une semblable tragédie, avec son lot de souffrances et d'"enfances perdues". Entre 1963 et 1982, Michel Debré, tout-puissant député de la Réunion, a orchestré le transfert en métropole de 1 600 pupilles de la DDASS. Recueillis par des assistantes sociales zélées, immatriculés à la va-vite, les enfants ont été convoyés par avion à 9 000 km de leur île natale. Ils ont été confiés à des institutions et des familles disséminées dans une soixantaine de départements, principalement dans les zones rurales et dépeuplées du Massif central et du Sud-Ouest. Aucun voyage de retour n'était prévu. Tout a contribué à faire de la métropole un milieu hostile et anxiogène : la séparation familiale, la dislocation des fratries, le dépaysement, l'oubli programmé du créole, l'exposition à un froid inconnu, la claustration dans une institution, l'absence de suivi socio-éducatif, l'agression raciste. Minés par les carences affectives, abandonnés par l'Etat qui devait les sauver, la plupart des enfants n'ont connu que la solitude et l'exclusion ; certains ont sombré dans la dépression, l'alcoolisme, la délinquance, la folie.

Les migrations réunionnaise et britannique ne sont pas comparables d'un point de vue numérique : entre les années 1860 et les années 1960, ce sont environ 150 000 enfants qui ont été transférés, sans leur famille, depuis la Grande-Bretagne vers les dominions – le Canada, l'Afrique du Sud, la Rhodésie, la Nouvelle-Zélande et l'Australie. En outre, dans les établissements australiens (chez les Frères chrétiens en particulier), les violences physiques et sexuelles ont été systématiques.

Mais, entre ces deux transferts d'enfants, les points communs restent nombreux. Ici et là, on observe la même déculturation, le même mépris pour les familles, la même indifférence aux souffrances, le même idéal dévoyé de la "seconde chance". Dans un cas comme dans l'autre, la migration s'intègre dans une vaste opération d'ingénierie humaine. A l'heure de la décolonisation, il était urgent pour Michel Debré d'empêcher que la Réunion suive la voie de l'Algérie ; la politique de solidarité nationale qu'il a initiée pour moderniser l'île s'est accompagnée d'une lutte résolue contre la surpopulation. Dans le cas britannique, il s'agissait de se débarrasser de rebuts sociaux pour les transformer, dans les lointains dominions, en petits colons blancs ; cette politique de la race avait pour but d'asseoir une domination ethno-politique. Loin de prendre en compte l'intérêt supérieur des enfants, l'Etat s'est donc servi d'eux pour arrimer des territoires coloniaux à la métropole.

L'Australie a commencé à se pencher sur ce drame il y a une quinzaine d'années. En 1999, un rapport d'enquête au sujet des violences commises dans les institutions catholiques a été remis aux autorités du Queensland. Deux ans plus tard, le Sénat australien a publié un important rapport, "Lost Innocents", riche de trente-trois recommandations : création de bases de données, soutien aux associations, bénéfice de la nationalité australienne pour les anciens pupilles, assistance aux pupilles âgés, etc. Ces révélations ont entraîné un examen de conscience national, auquel ont pris part les autorités tant religieuses que politiques, et qui trouve aujourd'hui son point d'aboutissement.

La conjoncture française n'est pas favorable à ce genre d'introspection. A propos de la migration réunionnaise qu'il a organisée, l'Etat s'est toujours défaussé de ses responsabilités. En 2002, le ministre de l'emploi et de la solidarité a diligenté une enquête auprès de l'inspection générale des affaires sociales. Ce rapport, médiocre sur le plan scientifique, est également choquant sur le plan moral, puisque le ministère est ici juge et partie. Sans surprise, il dédouane l'Etat et ose même saluer "une relative réussite éducative". La justice a été saisie par des associations d'anciens pupilles ; mais, en 2007, la cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé que l'affaire était prescrite.

On voit mal Nicolas Sarkozy, hostile à toute forme de "repentance", faire preuve du même courage que le premier ministre australien. Au-delà d'éventuels regrets, il faudrait surtout analyser lucidement cet épisode, afin de le faire entrer de plain-pied dans l'histoire nationale. Car ce transfert d'enfants n'est pas un dérapage malheureux, mais une institution républicaine, séquelle du colonialisme dans la France de la VeRépublique : la migration des pupilles réunionnais, avec son cortège de suicidaires, de fous et de clochards, a été menée à bien parce qu'elle était conforme à l'idéal de la "plus grande France". Or, pour que la République prenne du recul sur la question, il faudrait la même révolution intellectuelle que celle qui a conduit à la condamnation du colonialisme. Les excuses du premier ministre australien risquent de résonner longtemps dans le silence assourdissant des responsables français.

Ivan Jablonka, maître de conférences au Collège de France, a publié Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil, 2007.

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